« LE RADEAU DE PIERRE »

Traduit du portugais par Claude Fages
Éditions du Seuil, 1980, 313 p.
ISBN 2-02-011541-7
(A jaganda de pedra, Editorial Caminho, Lisbonne, 1986)

4e de couverture : A la suite d’un cataclysme qu’aucun sismographe n’a enregistré, la péninsule Ibérique tout entière se détache de l’Europe et se met à dériver comme un « radeau de pierre » le long de l’océan. Elle va se heurter aux Açores, puis, suivant le sens contraire des aiguilles d’une montre, se met à décrire un périple inattendu avant de filer vers le sud, vers une Afrique qui lui est proche, pour s’arrêter on ne sait quand, on ne sait où. […] Le roman de Saramago, étrange prophétie, est à la fois un symbole politique, presque une prise de position (l’entrée du Portugal dans la Communauté européenne), et une extraordinaire épopée baroque, mais aussi et surtout une éblouissante transposition des données scientifiques (les fractures de l’écorce terrestre, la dérive des continents) : la naissance d’un mythe.

LES PYRÉNÉES ET LA TECTONIQUE DES PLAQUES, AUJOURD’HUI…

Au début de son roman, Saramago raconte la naissance du « radeau de pierre » : l’Ibérie se sépare de l’Europe très exactement le long de la frontière entre l’Espagne et la France, sans aucune considération pour les structures géologiques et l’hydrologie, ni d’ailleurs les installations humaines. Avec son style et son humour inimitables, Saramago relate aussi les réactions des autorités, administratives et scientifiques, et notamment des géologues et des géographes, qui, disons-le, sont gentiment moqués… Nous sommes en présence d’un cas rarissime d’exploitation de la tectonique des plaques dans un but romanesque, et son application aux Pyrénées est évidemment unique.

« La première faille apparut sur une grande dalle naturelle polie comme la table des vents, quelque part dans les monts Albères qui, à l’extrémité orientale de la chaîne, descendent en pente douce vers la mer […] la faille, ténue, ressemble davantage au trait d’un crayon bien taillé qu’à la griffure d’un bâton sur le sol dur, dans la poussière douce et légère ou dans la boue, et l’on pourrait continuer longtemps encore si l’on avait du temps à perdre en divagations […] la faille s’élargit, se creusa et, gagnant rapidement du terrain, fendit la dalle d’un bout à l’autre. S’il s’était trouvé sur les lieux un homme suffisamment courageux pour se mesurer avec le phénomène, il aurait pu glisser sa main et même son bras tout entier dans la fente.

« La seconde faille, la première aux yeux du monde, se produisit à des kilomètres de là, du côté du golfe de Biscaye, non loin d’un lieu nommé Roncevaux, tristement célèbre dans l’histoire de Charlemagne et de ses douze pairs puisque c’est là que mourut Roland soufflant dans son olifant, sans qu’Angélique ou Durandal soient accourues pour le secourir. À cet endroit précis, sur le versant nord-ouest de la chaîne d’Abodi, court une rivière, l’Irati. Née en France elle va se jeter dans l’Erro, affluent espagnol de l’Aragon, lui-même tributaire de l’Èbre, lequel charrie leurs eaux à tous avant de les précipiter dans la Méditerranée. Au fond de la vallée, sur les bords de l’!rati se dresse une ville, Orbaiceta, avec en amont un barrage, un embalse comme on dit là-bas. »

« Précisons que tout ce qui est dit ici, tout ce qui va l’être, est la vérité vraie, vérifiable sur n’importe quelle carte à condition toutefois qu’elle soit suffisamment précise pour contenir des informations aussi insignifiantes en apparence, mais n’est-ce pas précisément la vertu des cartes de montrer la vacance réductible de l’espace, signifiant ainsi que tout .peut arriver. Et arrive. […] Orbaiceta, ville de Navarre endormie entre ses montagnes, […] avait fini par retrouver sa tranquillité une fois retombée l’agitation salutaire provoquée, des années plus tôt, par la construction du barrage. Centre névralgique de l’Europe, sinon du monde, Orbaiceta vit, plusieurs jours durant, affluer des membres de divers gouvernements, des politiciens, des chefs civils et militaires, des géologues et des géographes, des journalistes et des minéralogistes, des photographes, des techniciens de la télévision et du cinéma, des ingénieurs de toutes sortes, des promeneurs et des curieux. »

« Jamais dans l’histoire des rivières on n’avait vu se produire pareille chose, l’eau qui coulait et coulait interminablement s’était soudain arrêtée comme si quelqu’un avait brusquement fermé le robinet du lavabo dans lequel il se lavait les mains et, ôtant le tampon, avait laissé fuir l’eau qui se serait alors mise à couler, à descendre, avant de disparaître brusquement, le résidu au fond de la cuvette émaillée s’évaporant aussitôt. En d’autres termes, l’eau de l’!rati, semblable au flux qui s’éloigne de la grève, s’était retirée, laissant le lit de la rivière à sec, avec les pierres, la boue, les algues, les poissons qui agonisent et meurent en plein saut, et le silence soudain. […] Les ingénieurs se mirent à examiner toutes les hypothèses possibles. […] Dans la première, il s’était produit un éboulement ou un glissement de terrain dans la montagne, qui avait dévié le cours de la rivière, dans la deuxième, on avait affaire à une intervention des Français, Gaulois perfides, qui ne respectaient pas l’accord bilatéral sur l’exploitation hydro-électrique des eaux fluviales, dans la dernière enfin, et la plus radicale, la source, la fontaine, la veine, avait fini par se tarir, on l’avait crue éternelle et elle ne l’était pas. […] Les opinions étaient partagées.

« Aux supputations succédèrent de violentes discussions et des appels téléphoniques pour Madrid et Pampelune, et le résultat final de cet épuisant ballet surgit sous la forme d’un ordre simple, en trois volets successifs et complémentaires, Remontez le cours de la rivière, découvrez ce qui s’est passé et ne dites rien aux Français. […] Le lendemain, avant le lever du jour, l’expédition, sans jamais quitter ou perdre de vue la rivière à sec, prit le chemin de la frontière, et quand les inspecteurs fatigués touchèrent enfin au but, ils comprirent qu’il n’y aurait plus jamais d’Irati. Aussi rugissantes qu’un petit Niagara, les eaux de la rivière se précipitaient à l’intérieur de la terre par une faille qui ne mesurait pas plus de trois mètres de largeur. »

« Un groupe de Français se tenait déjà de l’autre côté, il fallait avoir une bonne dose d’ingénuité pour croire que les voisins, cartésiens et malins, ne se rendraient compte de rien, cependant, fraternité de l’ignorance oblige, ils étaient aussi stupéfaits et désorientés que les Espagnols. […] L’irritation gagna tout le monde, mais bientôt les Français se remettaient à sourire, finalement, jusqu’à la frontière, ils restaient toujours les maîtres de la rivière, on n’aurait pas besoin de modifier les cartes. »

« Au cours de l’après-midi, des hélicoptères des deux pays survolèrent l’endroit, on prit des photos, s’aidant de crics des observateurs descendirent, mais une fois arrivés au-dessus de la cataracte ils regardèrent et ne virent rien d’autre que le gouffre sombre et le dos courbe et luisant de l’eau. Souhaitant tirer profit de l’affaire, dans l’intérêt commun bien entendu, les autorités municipales d’Orbaiceta du côté espagnol et de Larrau du côté français, réunies au bord de la rivière sous la tente dressée pour l’occasion, au-dessus de laquelle flottaient les trois drapeaux, le bicolore, le tricolore et,le drapeau de la Navarre, se mirent à évaluer les possibilités d’exploitation touristique de ce phénomène naturel sans nul doute unique au monde. […] Cependant, l’intervention quasi simultanée, à Madrid et à Paris, des représentants des deux États à la commission permanente des limites frontalières, vint bousculer à la toute dernière minute le relatif consensus auquel on était parvenu. Ces messieurs soulevaient en effet un grave problème, savoir de quel côté, espagnol ou français, s’ouvrait le precipice. […] Il s’agissait là d’un détail apparemment insignifiant, mais, explication fournie, la complexité de la situation sautait aux yeux. Il était indéniable que l’Irati appartenait désormais entièrement à la France, département des Pyrénées-Atlantiques, toutefois, si la faille s’était produite du côté espagnol, en Navarre, les négociations étaient loin d’être terminées, chacun des pays se trouvant également concerné. Par contre, si cette même faille s’avérait française, alors l’affaire les concernait, et la rivière, ses composants et le vide leur appartenaient. »

« C’est alors qu’on vit apparaître quantité de géologues venus des coins les plus divers. […] les savants de la terre et de toutes les contrées, les spécialistes en mouvements et en accidents, en strates et en blocs erratiques, débarquaient en force, leur petit marteau à la main, frappant sur tout ce qui était pierre ou qui en avait l’air. […] Ce fut toutefois un Galicien de passage, c’est souvent le cas chez les Galiciens, qui lança la bonne question, Où va cette eau. Quand, timidement posée, comme l’eût fait un enfant, cette question leur parvint, les géologues des deux camps discutaient, faisant assaut de science […]  La précipitation gauloise et l’impétuosité castillane étouffèrent le timbre galicien, mesuré et discret, mais bientôt d’autres voix reprirent ce qui venait d’être dit, s’arrogeant l’honneur d’avoir été les premières à le formuler, personne n’écoute les petits peuples, ce n’est pas manie de la persécution mais évidence historique. […] La discussion des savants était devenue quasi impénétrable pour des profanes, néanmoins on comprenait que deux thèses restaient en présence, celle des monoglacialistes d’un côté et celle des polyglacialistes de l’autre, toutes deux irréductibles et dès lors inconciliables, comme deux religions antithétiques, l’une monothéiste et l’autre polythéiste. Certaines déclarations semblaient intéressantes, notamment celle supposant que les déformations, certaines déformations, pouvaient résulter soit d’une élévation tectonique, soit d’une compensation isostatique de l’érosion. Hypothèse d’autant plus vraisemblable, ajoutait-on, que l’examen des formes actuelles de la chaîne permet d’affirmer qu’elle n’est pas très ancienne, géologiquement parlant, bien sûr. Tous ces éléments avaient sans doute quelque chose à voir avec la faille. Si la montagne était sujette à de tels jeux de traction et de bras de fer, il n’y avait finalement rien d’étonnant à ce qu’elle finît un jour par céder, par s’écrouler, par se briser, ou, comme dans le cas qui nous occupe, par se fendre, rien de tel ne se produisit en ce qui concerne la grande dalle inerte sur les monts Albères, elle était loin, dans la solitude désolée, pas un géologue ne la vit, nul ne s’approcha d’elle,

« Deux jours plus tard, […] on annonça soudain qu’une nouvelle fracture venait de se produire. […] On n’entendait plus parler d’Orbaiceta la paisible, ni d’Irati, la rivière sectionnée, sic transit gloria mundi e de Navarra. Prenant leur envol, les responsables de l’information dont certains étaient des femmes, essaimèrent vers la région critique située dans les Pyrénées-Orientales, pourvue par bonheur de nombreux et excellents moyens d’accès, ce qui fit qu’en quelques heures tout le pouvoir du monde se trouva concentré là-bas, certains venant même de Toulouse ou de Barcelone. […] La faille traverse la route, l’immense aire de stationnement puis, s’amincissant sur les bords, s’étire vers la vallée où elle se perd pour reparaître un peu plus loin, serpentant sur le versant de la colline, avant de disparaître enfin dans les broussailles. Nous sommes à l’emplacement même de la frontière, la vraie, la ligne de démarcation, limbes sans patrie entre les deux postes de police, la duana et la douane, la bandeira et le drapeau. »

« La première mesure objective à prendre était de sonder la blessure, d’évaluer sa profondeur puis de tenter de définir et de mettre en œuvre les procédés visant à colmater la brèche, expression plus que toute autre judicieuse, mais n’est-elle pas française, il est permis de penser qu’elle a dû être inventée tout exprès pour le jour où la terre s’ouvrirait. Le sondage aussitôt pratiqué révéla une profondeur approximative de vingt mètres, une bagatelle pour les procédés modernes de l’ingénierie des travaux publics. De France et d’Espagne, de près comme de loin, on vit arriver des bétonnières et des mélangeuses, curieuses machines dont les mouvements simultanés, rotation et translation, évoquent ceux de la terre dans l’espace, qui une fois arrivées au but se mirent à déverser un torrent de béton, mélange de gravillons et de ciment à prise rapide. On était en pleine opération de remplissage quand un expert ingénieux proposa de poser des agrafes en acier, du type de celles qu’on utilisait autrefois pour les blessures humaines qui, en maintenant les deux bords de la déchirure, aideraient et accéléreraient la cicatrisation. L’idée fut approuvée par la commission bilatérale mise en place, et les sidérurgistes français et espagnols entreprirent immédiatement l’étude de l’alliage, de l’épaisseur, du profil du matériel, et le rapport entre la taille de l’ongle qui devait rester incrusté dans le sol et le vide couvert, tous détails techniques destinés aux spécialistes et qu’on énumère en passant. La faille engloutissait le torrent de pierre et de boue grise […], on entendait l’écho retentir au fond et l’on commençait à envisager l’hypothèse qu’il y avait peut-être en bas une caverne, un trou gigantesque, une sorte de gueule insatiable, Si c’est le cas, ça ne vaut pas la peine de continuer, il n’y a qu’à construire un passage au-dessus du trou, c’est la solution la plus simple et la plus économique, qu’on fasse appel aux Italiens, en matière de viaducs ils en connaissent un rayon. Finalement, après des tonnes et des tonnes de mètres cubes, la sonde signala le fond à dix-sept mètres, puis à quinze, à douze mètres, le niveau du béton montait, montait, on avait gagné la bataille. Les techniciens, les ingénieurs, les ouvriers, les policiers, tout le monde s’embrassait, agitait des drapeaux, les présentateurs de la télévision, nerveux, lisaient le dernier communiqué et, donnant libre cours à leurs sentiments, exaltaient le combat titanesque, la geste collective, la solidarité internationale. Même le Portugal, ce petit pays, avait envoyé un train de dix bétonnières, c’est vraiment magnifique, et quel voyage, mille cinq cents kilomètres de route, leur béton n’est plus nécessaire, mais l’histoire narrera leur geste symbolique. […] Le trou une fois comblé, ce fut un délire collectif semblable à celui du Jour de l’an avec ses feux d’artifice et les courses de la Saint-Sylvestre. Les automobilistes qui n’avaient pas bougé, même après qu’on eut dégagé les routes, se mirent à déchirer l’air de leurs klaxons, les beuglements rauques des avertisseurs des camions retentirent et au-dessus de tout cela virevoltaient glorieusement les hélicoptères, séraphins dont la puissance n’était rien moins que céleste. Tandis que les appareils photo crépitaient sans discontinuer, les cameramen de la télévision, maîtrisant leurs nerfs, s’approchèrent du bord de la faille qui n’en était p!us une et se mirent à examiner la surface irrégulière du beton, signe de la VictoIre de l’homme sur le caprice de la nature.

« Et c’est ainsi que loin de là, confortablement installés dans la sécurité de leurs maisons et alors qu’ils regardaient en direct les images prises à la frontière francoespagnole du col du Perthus, les spectateurs quI riaient et applaudissaient déjà, fêtant l’événement comme s’il s’était agi d’une prouesse personnelle, les spectateurs donc, n’en croyant pas leurs yeux, virent soudain la surface encore molle du béton remuer puis s’enfoncer, comme si la masse énorme était lentement mais irrésistiblement aspirée vers le bas, jusqu’à ce que la faille béante apparût à nouveau. […] Pour la première fois, un frisson de terreur parcourut la péninsule et l’Europe toute proche. »

« Parmi les milliers de commentaires, de tables rondes, d’informations et d’opinions qui occupèrent dès le lendemain les journaux, la télévision et la radio, la remarque laconique d’un sismologue orthodoxe passa presque inaperçue, J’aimerais comprendre, déclara-t-il, comment tout cela peut avoir lieu sans que la terre tremble, à quoi un autre sismologue habile et pragmatique, appartenant à l’école moderne, répondit, On vous expliquera cela le moment venu. Or, dans un village du Sud de l’Espagne, un homme entendant cette polémique, partit pour Grenade afin de dire aux gens de la télévision que depuis plus de huit jours il sentait la terre trembler, et que, s’il n’avait rien dit jusqu’à cet instant, c’était par crainte de n’être point cru, il avait pourtant tenu à se présenter en personne afin de prouver qu’un simple mortel peut être parfois plus sensible que tous les sismographes du monde réunis. »

Puis le roman abandonne les Pyrénées, maintenant que l’Ibérie a pris son autonomie tectonique…

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Bernard Laumonier
Bernard Laumonier
Normalien, agrégé, Maître de Conférences émérite à l'École des Mines de Nancy (Université de Lorraine, Laboratoire GeoRessources), mais surtout géologue et spécialiste des Pyrénées orientales.

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